« …L’examen ne révéla ni fièvre ni douleurs et la seule chose concrète qu’il ressentait était une nécessité urgente de mourir. Des questions insidieuses (…) suffirent au médecin pour constater une fois de plus que les symptômes de l’amour sont identiques à ceux du choléra. » (Gabriel Garcia Marquez)
La sanction était tombée, tel un couperet chinois sur la nuque d’un myrmécophage grassouillet. Une déplorable décision de plus, dans une série qui semblait inarrêtable. Désormais, les citoyens wallons étaient interdits de quitter le territoire – pourtant si exigu – de leur mère patrie.
En quelques semaines, la vie dans le Royaume de Belgique avait changé du tout au tout – et rien ne permettait d’entrevoir l’arrivée d’une quelconque embellie. Pas même les prévisions de l’Institut Royal Météorologique, dont le directeur, atteint à son tour d’une épouvantable quinte de toux, avait été mis en quarantaine avant de pouvoir signer le bon de commande du mois de mars.
C’était d’autant plus regrettable que tout le pays se faisait une fête à la perspective de ces vingt-neuf précieuses minutes d’ensoleillement – la part mensuelle du butin qui lui revenait de droit en vertu des derniers accords de Paris sur le climat.
Dans cette grisaille morose, tous les employés avaient reçu des consignes plus strictes et intenables les unes que les autres. Interdiction de se serrer la pince sur le lieu de travail, obligation de se laver les mains trente-deux fois par jour, respect d’une distance de sécurité de mille millimètres entre collègues… on alla même jusqu’au bannissement pur et simple des bisous !
-« Pas de bisous !? A quoi bon aller au bureau ?! » Se demandaient fort légitimement les Belges, chez qui la pratique du bisoutage en milieu professionnel est un sport national, plus populaire encore que le cécifoot-sur-tapis-de-verre-pilé.
Les cinémas fermaient leurs portes, les spectacles étaient reportés sine die, les carnavaux alostois annulés… Le marasme régnait en triste sire sur ses pauvres sujets !
Avec la présence d’esprit qu’on leur connaît, les descendants du peuple le plus brave de toute la Gaule s’en remirent aux réseaux sociaux. Hélas, les dernières abonnées coronavironégatives étaient assaillies sur Tinder de demandes de matchs ; les serveurs de la firme ne pouvaient plus suivre cette cadence infernale très longtemps. L’une des uniques lueurs d’espoir venait de défaillir en même temps que la célèbre application de lutinage en ligne.
Comme si tout cela ne suffisait pas, déjà spoliée de ses sorties et interdite de bisous, cette nation jadis si heureuse et prospère reçut un nouveau camouflet, annoncé sans ménagement par l’une de ses quarante-trois ministres de la santé ; celle-ci décréta un embargo total et immédiat sur toutes les maisons de retraites du pays.
Privés de leurs visites dominicales à l’hospice, les jeunes de moins de septante ans se trouvaient confinés dans un tragique et insoutenable isolement ! C’était la goutte de bière qui fit déborder la chope…
La faim et les privations commencèrent à faire des ravages, surtout parmi les concitoyens les plus fragiles et isolés. Les célibataires trentenaires et quadras, que l’on sait particulièrement peu autonomes par nature, étaient aux premières lignes. Sans accès aux biens de première nécessité (speculoos à la mandarine, cramique, chicorée, travaux de mercerie et de rapiéçage…), le Covid-19 mettait cette frange de la population particulièrement en danger !
Contre toutes attentes, recluse à la maison, contrainte au télétravail, privée de loisirs et de bisous, la génération Y fit ce à quoi personne ne s’attendait. Elle se mit au turbin ! Jadis vilipendée pour ses supposées tendances à l’instabilité professionnelle, à la vaine recherche de sens sur son lieu de travail, et en quête d’un inepte équilibre entre sa vie privée et sa vie professionnelle… cette génération que l’on croyait perdue parvint encore à s’égarer. Elle travailla, nuit et jour, sans relâche ; se perdit dans des tableurs Excel, ruina ses yeux sur des Power Point pleins d’objectifs chiffrés et de KPI’s.
Ses supérieurs hiérarchiques trop occupés à prendre leurs tensions et leurs températures quatre fois par jour, plus aucun obstacle ne se dressait devant ces Millenials à l’ambition devenue soudain dévorante. Ils grimpèrent si vite et si bien qu’on ne les revit plus.
Mais comme chacun sait, l’heure la plus sombre de la nuit est aussi l’annonce des premières lueurs de l’aube. « Etoile de la nuit naissante, te voilà qui étincelles à l’occident » comme l’écrivait Goethe entre deux quintes de toux.
Au cœur de cette trop longue nuit, que l’espoir semblait avoir déserté, en l’an 42 AES (Avant l’Ere Simiesque), dans une coffee room étroite et ténébreuse, au détour d’un couloir vidé de ses employés en télétravail forcé, deux collègues de permanence ce jour-là sirotaient leur café en se regardant dans les yeux.
Il avait effectué une rapine dans l’armoire à café réservée à la direction – absente pour motifs non précisés. Il en avait exhumé les deux dernières capsules de Nespresso Ultima Reserva – du kopi luwak à base d’excréments de lémuriens élevés en plein air par Jacques Vabre en personne (ou par sa mamie, lorsque son petit-fils part sélectionner de nouveaux grains d’exception au milieu de la savane tanzanienne).
Elle avait apporté des cupcakes exfiltrés de justesse de l’hospice de son grand-oncle avant sa fermeture. Il lu dans ses grands yeux noirs qu’elle n’attendait qu’un geste de sa part pour réduire drastiquement la distance de cent centimètres qui les séparaient encore, en vertu des règles sanitaires édictées dans le dernier mémo du directeur RH avant son départ pour motif non mentionné.
Les images des caméras de surveillance de la coffee room ne tardèrent pas à leur valoir un licenciement sans préavis pour bisoutage prohibé, dont ils profitèrent pour partir s’isoler au milieu d’une vallée perdue qui échappa par miracle à l’extinction. Ils y vécurent heureux, dans un monde où le bisou fut déclaré obligatoire – et les mémos proscrits.
A la semaine prochaine, pour un autre conte édifiant à raconter par téléphone à vos arrières-grands-parents, pour les distraire dans leur maison de repos,
Kikh