Oui, ceci est bien un cri du cœur : mentez-moi !
Depuis quelques temps déjà, la sincérité a été élevée en vertu cardinale de notre société occidentale. Nos politiciens ne me démentiront pas, eux qui sont cloués au pilori à chaque fois qu’ils sont pris la main dans le sac en flagrant délit de mensonge – comme si la pratique n’était pas parfaitement inhérente à l’exercice d’une fonction publique.
Et ceux qui affirment « refuser la langue de bois » et se targuent de dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas – et dont je tairai le nom, pour ne pas me faire d’ennemis – finissent présidents de la plus grande puissance mondiale.
Rien ne me semble plus à même de planter le décor de cette nouvelle chronique que de prendre le contrepied de ce déplorable phénomène, en vous faisant hic et nunc l’apologie du mensonge !
Vous saurez ainsi que : 1. je ne compte pas sur vous pour prendre tout ce que je dis au pied de la lettre ; 2. que je compte en revanche sur vous pour ne pas me mettre mes futures – et plus que probables – contradictions sous le nez. Parce que je m’autorise à changer d’avis, à prendre des libertés avec le continuum espace-temps, et à user de la fameuse « licence poétique », qui permet à un auteur de sortir du cadre du réel s’il estime que « ça fait joli », que c’est « utile à l’histoire » qu’il raconte, ou encore juste pour le plaisir d’énerver quelques lecteurs un peu trop tendus par le chasse-poussière sur lequel ils se sont assis « par inadvertance », et sans s’apercevoir qu’ils étaient depuis lors repartis avec l’objet du délit.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, mettons-nous d’accord si vous le voulez bien (ou allez vous réchauffer dans une marmite le fruit de la pondaison d’un gallinacée !). Le mensonge peut avoir des effets indésirables et même dévastateurs, et je ne suis pas en train de vous suggérer de l’adopter comme mode d’expression favorite dans toutes les circonstances.
Par exemple, mentir au serveur qui vous demande ce que vous souhaitez commander pour dîner relèverait de la franche connerie. De même, il est assez malavisé de lâcher un énorme bobard quand, tous les six mois en moyenne (en Belgique, c’est une coutume que nous aimons beaucoup), vous êtes invité à vous retirer dans un urinoir (pardon : on me signale que le terme exact serait « isoloir » en fait) pour émettre un choix sur un bulletin de vote.
Par contre, certaines circonstances requièrent l’usage de la contrevérité, en vue de garantir le vivre-ensemble. Ainsi, il est de bon ton de ne pas profiter du décès d’une vieille tante pour admettre publiquement que son usage de l’eau de Cologne manquait de parcimonie, ni de profiter du pot de départ d’un collègue pour signaler urbi et orbi qu’il avait pris la lamentable habitude de rentrer à son domicile avec le matériel de bureau.
Il n’est pas non plus considéré comme un signe de prudence de signifier à votre voisin, surtout s’il est bodybuilder de formation, que c’est vous qui aviez disposé dans un bol de croquettes la mort-aux-rats responsable du décès prématuré de son adorable caniche nain dont les jappements vous irritaient légèrement aux entournures.
En-dehors de ces quelques cas un peu extrêmes, facilement identifiables pour la plupart d’entre nous, et où l’instinct de survie a habituellement raison de nos plus pressantes velléités de trahison à l’endroit du respect des conventions sociales, il est une infinité de zones de gris. Ombragées et brumeuses, nous y sommes tenus de choisir parmi un large éventail de variations du vrai et du faux.
Entre le mensonge éhonté et la plus brutale des franchises, que dire ? Que faire ? Que penser ? Nous perdons tous une énergie assez considérable au quotidien, pour peser le pour et le contre, évaluer en temps réel les conséquences de nos paroles, et choisir avec (ou sans) prudence nos mots. Et souvent, dans cette délicate équation, une variable importante et cruelle vient gâcher nos savants calculs : notre éducation ayant, bien souvent, voué aux gémonies le mensonge.
Combien d’enfants sur cette Terre n’ont-ils pas appris en effet que le mensonge était un épouvantable péché, digne des flammes de l’Enfer – ou des taloches de l’autorité parentale ?
Ce n’est qu’une fois ce principe bien intégré par l’enfant que celui-ci, petit-à-petit, est invité à se familiariser avec le concept du « pieux mensonge », et le concept non moins complexe du « mensonge par omission », suivis de toute la panoplie des mensonges par « conventions sociales », dont mention ci-avant.
Et pourtant.
Oui, et pourtant : à l’instar de Saint-Nicolas/du Père Noël/de la Petite souris/de Cthulhu (biffer les mentions inutiles, voire les remplacer, en fonction de vos convictions et coutumes locales), bien des mensonges ont un effet bénéfique à court ou moyen terme, et l’impact sur leurs « victimes » est bien négligeable lorsque la vérité est révélée au grand jour.
Cependant, alors qu’il est communément admis qu’un énorme bobard délivré aux enfants est donc parfaitement acceptable, lorsqu’il s’agit en revanche des adultes, il semble soudain honteux de s’y prêter, pour une raison qui m’échappe, je dois bien l’avouer, tant il est de situations et de circonstances où un petit, un moyen, voire un énorme mensonge, seraient tellement plus appropriés que la sinistre vérité, dont le caractère d’exactitude est si souvent la seule et unique vertu.
En préambule de son chef d’œuvre de comédie « Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire », Jonas Jonasson écrivait que, dans son enfance, son grand-père contait à ses petits-enfants, le soir, des histoires plus délirantes les unes que les autres, dans lesquelles il se mettait lui-même fréquemment en scène. Et lorsque les marmots interrogeaient leur aïeul sur la véracité des faits, ce dernier de leur répondre invariablement « Ceux qui ne savent raconter que la vérité ne méritent pas qu’on les écoute ! ».
Le cinéma, la littérature, l’art en général… n’existent que pour embellir ou améliorer le réel, dont nous connaissons tous la fâcheuse tendance à sombrer dans une navrante banalité. Entre deux moments plus dignes d’intérêt, nos existences sont faites d’une foultitude de gestes routiniers, de musiques de salles d’attente, et de quelques coups vaches dont nous nous passerions bien volontiers.
Qui n’a jamais ressenti une terrible angoisse existentielle en entendant le « ding » sonore d’un ascenseur avant l’ouverture de ses portes ? Qui n’a jamais ressenti cette vague envie de périr frappé par la foudre après avoir passé une après-midi sous les néons d’un bureau d’administration communale rempli d’armoires en fer ? Le réel, c’est aussi tout cela !
Et n’avez-vous jamais été saisis par un insondable ennui mélancolique en entendant votre voisin de palier vous signaler à quel point la météo était « clémente en cette arrière-saison » ? Enfin, combien de discussions horriblement sérieuses – dont celles commençant par « Chéri, il faut qu’on parle » – n’auraient-elles pas gagné à être agrémentées de quelques détails inventés de toute pièce, d’un récit imaginé de but en blanc, d’une affirmation aussi erronée que péremptoire ?
Car oui, le réel nous tracasse déjà bien assez que pour que nous insistions encore pour nous en tenir à sa pénible personne ! Je l’affirme ici haut et fort : un bon gros mensonge de temps en temps pourrait fort bien nous rendre la vie plus supportable, et nous refuser à nous-mêmes cette satisfaction par un absurde souci des conventions, ou d’un ridicule commandement biblique, est à tout le moins déraisonnable, au pire criminel !
Et si vous avez eu, vous aussi, à subir un jour le fameux dialogue de sourds d’un flirt vous éconduisant poliment, vous serez probablement convaincu qu’un bon vieux mensonge, un vrai de vrai, vous aurait épargné bien des vicissitudes.
Des poncifs basés sur des semi-vérités, du genre « Je préfère qu’on reste amis ! », « Ce n’est pas toi, c’est moi, tu sais ?! », « Tu es super, tu mérites quelqu’un de bien ! »… Tous aussi humiliants qu’ennuyeux, ces micro-mensonges pieux n’ont jamais apporté aucun soulagement à un amoureux éconduit, depuis le début des relevés statistiques en l’an mille avant Jules César.
Au lieu de ces « pieux mensonges » inutiles et embarrassants, que diriez-vous d’instituer une nouvelle mode, autrement plus sympathique : le mensonge éhonté !?
De mon côté, je vous le promets : la prochaine d’entre vous – si elle arrive un jour – qui me propose un rencart ou me déclare sa flamme, aura droit à un refus d’anthologie ! Ce dernier impliquera sans doute l’aveu de mon appartenance aux services secrets de la fière nation belge, une délicate mission consistant à protéger un trésor national de grande valeur (sans doute la recette de la bière d’Orval) convoité par des agents mandatés par le Grand Duché de Luxembourg, et l’impossibilité dans laquelle je me trouve de m’impliquer dans une histoire sentimentale, pour ne pas mettre en danger l’objet de mon affection.
Et non, ne me demandez pas de devenir votre ami : les services luxembourgeois surveillent absolument tout, chacun sait cela !
Et puis, si c’est moi l’amoureux éconduit, surtout, de grâce : mentez-moi !
A la semaine prochaine (pour de vrai !).
Kika