« L’homme vraiment libre est celui qui refuse une invitation à dîner sans donner d’excuse. » (O. Wilde)
C’est bien connu : les meilleures choses ont une fin. Vainqueurs, les fiers guerilleros pouvaient quitter leurs campements, et retourner à la ville le torse luisant, bombé, instagrammable.
Certes, la lutte avait été rude. Fratricide. De part et d’autre de la ligne de front, des frères, des amis d’enfance, des collègues, s’étaient retrouvés séparés. Dans chaque camp, on avait supporté la douleur et la peur, chacun convaincu de la justesse de son combat ; sûr d’avoir choisi la raison contre l’ignorance, la justice contre l’intolérance, l’ordre contre le chaos.
La Guerre du Covid touchait à sa fin, même si personne ne savait combien de temps durerait la paix. Une paix instable, pleine de compromis – qui sont si souvent le meilleur moyen de faire en sorte que personne ne reparte vraiment satisfait… Mais cette fois-ci, contre toute attente, chaque camp repartait fort de son bon droit, et sûr de son fait.
Les anti-lockdowns avaient bondi de joie : ils avaient raison depuis le début ! Ce grand complot sino-maçonnique était une foutaise, et ce confinement une forfanterie, destinée à saper l’économie du pays pour la mettre à la merci de puissants conglomérats asiates. Et il est vrai que ces sandinistes modernes avaient sous la main le plus puissant des arguments : puisqu’il y avait eu si peu de victimes, c’était bien là la preuve que les mesures liberticides édictées par la dictature wilmésiste étaient largement disproportionnées !
En face, les pro-lockdowns ergotaient eux aussi : le confinement avait sauvé des vies. ILS avaient sauvé des vies. Pour une fois, le silence des pantoufles avait triomphé du bruit des bottes. La discipline, le courage face à l’adversité, ces deux mammelles de la mère-patrie avaient été les garantes du vivre-ensemble, et avaient préservé l’entraide et la démocratie.
Let’s agree to disagree! Cet élégant apophtegme était devenu le mot d’ordre. Seuls comptaient la paix, et le retour des départs en vacances – qui anticipait de peu le départ des retours de vacances. Un phénomène que seul le monde académique semblait redouter – mais qui a donc besoin des scientifiques, ces empêcheurs de tourner en rond, ces oiseaux de mauvais augures, ces ratiocineurs patentés ?!
Comme la faune et la flore au printemps, l’humanité ressortait de sa chrysalide, elle revenait en fleurs, s’épanouissait. Ses couleurs bariolées resplendissaient sur les terrasses des cafés et aux bords des étangs et des lacs. Pressée d’oublier à tout jamais l’épreuve de cet insoutenable enfermement, la population se précipitait en masse dans les parcs zoologiques pour un moment d’évasion bien mérité.
Les citadins se ruaient dans leurs véhicules pour fuir la ville, trop heureux de pouvoir enfin retrouver la campagne, la forêt, l’air pur ! Ils étaient suivis de près par leurs amis motards – que l’humanité ne remerciera par ailleurs jamais assez d’avoir adopté un hobby intrinsèquement si utile et généreux !
« Et nos indépendants !? », s’étaient fort justement émus les combattants du camp anti-lockdown. Emmurés dans leurs geôles insalubres, avec pour seul mobilier un modeste salon – cuisine – chambre à coucher Ikea, ils commencaient à trouver le temps longs ; même le catalogue Amazon, pourtant riche de millions d’articles Made in China plus attirants les uns que les autres, ne parvenait plus à les distraire. Aussi, lorsque la paix éclata, furent-ils les premiers à prendre les mesures nécessaires à la relance de l’économie : ils franchirent sans tarder les frontières enfin réouvertes, pour des vacances bien méritées.
De leur côté, sûrs de la pureté de leurs âmes généreuses, les fiers combattants pro-lockdown s’étaient tout de même émus du sort de leurs aînés. A présent que ce cauchemar du confinement touchait à sa fin, ils allaient enfin pouvoir retourner voir leurs grands-parents dans leurs maisons de repos. « Sapristi : trois mois d’enfermement et d’isolement, même pour la bonne cause, c’était quand même fort, fort long », pensaient-ils !
Mais hélas, et parce qu’il en va toujours ainsi, la paix des braves ne pouvait pas faire QUE des heureux. A l’instar de leurs frères de la jungle colombienne, certains rebelles refusaient encore de rendre les armes. Ils avaient été faits pour ce combat. La Guerre du Covid était LEUR guerre ; sans le savoir, ils s’y étaient préparé leur vie entière. Le confinement était leur terrain de jeu.
Ces insoumis, ces maquisards, n’étaient pas « pro- » ni « anti- » lockdown. Ils ETAIENT le lockdown, ils le personifiaient ! Pour eux, il n’y avait pas de « retour à la normale » : le monde d’avant n’avait jamais été leur norme.
Après plusieurs mois d’une lutte acharnée, où chaque jour ils avaient fait montre de leur résistance surhumaine face à la cruauté du monde, tandis que leurs companeros souffraient des nombreuses privations et de l’emmurement, les pistoleros du lockdown étaient désormais priés de déposer les armes, et de retourner à la civilisation sans faire d’histoires.
Eux dont la personnalité s’était révélée au cours de ces longues semaines durant lesquelles ils s’étaient enfin sentis dans leur élément, les voilà qui se trouvaient tenus de retourner au bureau. Assaillis d’invitations à de rébarbatives pendaisons de crémaillères et autres propositions de « verres en terrasse », oubliés du déconfinement, ces malheureux se morfondaient déjà.
Sous l’impulsion d’un mystérieux leader, dont le nom demeure inconnu à ce jour, le Front de Libération des Introvertis fut fondé, par un comité qui évita scrupuleusement de se réunir, afin de ne pas trahir ses propres idéaux.
Eparpillés dans les forêts walliforniennes, ou secrètement tapis au coeur des jungles urbaines, ces résistants sont probablement, à l’heure où nous parlons, infiltrés partout, dans toutes les couches de la société. Ils sont peut-être vos collègues ou vos amis.
Tandis que leurs chefs de service se frottent les mains à l’idée de pouvoir à nouveau les torturer en présenciel – car on aura beau dire, c’est quand même plus efficace que via Google Meet – les membres du FLI quant à eux guettent les signaux d’une reprise des hostilités. Ils n’attendent qu’une chose, cette fameuse « deuxième vague », pour se reconfiner. Et cette fois-ci, ils auront pris les devants :
A la semaine prochaine – si je ne finis pas dans un camp de ré-extraversion – et surtout : HASTA LA RECONFINA!!
El Kiko
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