Impossible de me rappeler où j’ai lu qu’aucun être humain, sur son lit de mort, n’avait utilisé son dernier souffle pour émettre le regret de n’avoir pas passé plus de temps au bureau. Mais je trouve cette théorie particulièrement pertinente, et il m’arrive régulièrement d’y repenser.
Parmi les réseaux sociaux les plus décriés, Facebook arrive généralement en tête, accusé – à très juste titre – d’être un aspirateur de vie privée au seul service de quelques actionnaires dont le sens moral n’est pas sans rappeler une terre en friche.
Twitter le talonne de près, pour l’incommensurable haine ordinaire qui y pullule, et l’extrême suffisance cynique de ses plus grands afficionados.
Enfin, Instagram et Snapchat clôturent habituellement le quatuor, abhorrés qu’ils sont – toujours à juste titre – pour le remarquable égocentrisme de ses utilisateurs (dont votre serviteur, je m’empresse de le dire !), qui y brillent par leur superficialité.
En revanche, le fameux réseau social professionnel LinkedIn semble la plupart du temps échapper aux critiques les plus acerbes, pour une raison qui m’échappe complètement, en vertu de ses nombreux défauts, à mon sens au moins aussi rédhibitoires que ceux des réseaux précédemment nommés, et que je me fais une fête de vous conter ici.
A priori, le concept de LinkedIn pourrait sembler plutôt sain : un réseau destiné à booster votre carrière doit être le lieu où toute hypocrisie peut être délaissée. Vous êtes sur LinkedIn pour des raisons pécuniaires, vous avez des factures à honorer comme tout le monde, ce qui requiert hélas toute une savante mécanique de clients, de fournisseurs, de contacts avec des départements « RH », et un écheveau de relations interpersonnelles basé sur une obéissance crétine à votre supérieur hiérarchique. Rien de choquant là-dedans.
Rien de choquant non plus à ce que nous décidions d’embellir ou de parer ceci du masque de l’indépendance d’esprit, en tentant de nous démarquer de nos chers collègues.
Il est donc tout-à-fait logique que beaucoup d’entre nous aient décidé d’outsourcer une partie de tous ces laborieux processus à un réseau social, en échange d’une petite partie de notre vie privée ; pour ce qu’il en restait, ce n’est pas une grande perte !
Dès lors, on aurait pu croire que LinkedIn serait en effet un lieu de parfaite franchise, puisque la mécanique y est lumineuse et limpide : vous ne vous faites pas des « amis » sur LinkedIn, mais bien des « relations » ; vous n’y postez pas votre « story », vous y « publiez des articles »… Aucune hypocrisie en vue : chaque personne que vous contactez sait que vous ne faites appel à elle qu’en vue d’obtenir un avantage monnayable, et chaque nouvelle demande de relation que vous recevez n’est faite qu’avec un espoir lucratif. Simple, efficace, et sans fioritures.
Et pourtant.
Pourtant, cinq minutes de temps perdu sur ce satané site web suffisent à vous convaincre que, là aussi, les meilleurs penchants, les plus élégants, de la nature humaine, ont encore trouvé un terreau fertile pour s’exprimer.
Depuis le fameux article lécheur de bottes « Je viens de démarrer dans une nouvelle boîte, et j’y ai découvert une famille ! » à celui non moins suspect « Comment éviter une personnalité manipulatrice au travail ? » (généralement partagé par un collègue sociopathe), en passant par les messages privés de « joyeux anniversaire » abandonnés par des contacts dont vous ignoriez superbement l’existence*, et dont vous savez qu’ils ne pensent pas à vous en ce jour si spécial, mais bien à eux-mêmes… le tout en mode faux-jeton « je pose ça là, juste au cas où… ».
Las, trois fois las, tout sur LinkedIn exsude l’hypocrisie, teintée d’égocentrisme, qui fait les beaux jours de toutes les plateformes de socialisation digitale passive. Ni plus, ni moins.
Et avant de critiquer l’utilisation de ce merveilleux outil, la première question à se poser est celle de la philosophie même de la plateforme, et là, le bât blesse. Cette idée, peut-être épouvantable, qu’il est normal de nouer des contacts avec autrui « juste parce que ça pourrait servir un jour ». Ce souhait d’avoir un réseau « parce qu’on ne sait jamais ». Enfin, le concept de vous pousser en permanence à mettre en avant vos qualités professionnelles, comme un bovin montrerait sa graisse dans une foire agricole, sans se douter qu’il signe par là son arrêt de mort ; tout cela ne sentait-il pas dès le départ le coup foireux ?
Et que dire de l’idée fondamentale sous-jacente de LinkedIn, selon laquelle notre « vie professionnelle » (concept sans aucune assise philosophique, je m’empresse de le souligner ; comme si nous avions droit à plusieurs vies, autonomes et indépendantes) devrait nécessairement être épanouissante, et révélatrice de notre valeur intrinsèque ! Comme si l’excellence professionnelle, la performance au travail, devaient obligatoirement être au centre de nos préoccupations !
Il ne manque pas de sel que sur LinkedIn fourmillent depuis quelques années des articles sur le bien-être au travail, les méthodes pour prévenir le burn-out, et autres offres d’assistance par des « coachs » auto-proclamés – dont vous découvrez souvent qu’ils sont eux-mêmes d’ex-dépressifs en décrochage professionnel**.
Car ne nous y trompons pas : LinkedIn est à ce titre une insupportable plaie, qui cause probablement plus de détresse au travail que Facebook, Twitter, Instagram et Snapchat réunis ! Conseils inutiles et souvent antinomiques***, pures vantardises professionnelles, et autres encouragements à améliorer vos qualités de leadership… tout en ce lieu vous incite à faire de votre job une obsession !
Or, peut-être est-il temps que nous apprenions, chacun, vraiment, à nous foutre la paix à nous-même !? Car c’est une vérité universelle : aucun d’entre nous ne regrettera, sur son lit de mort, de ne pas avoir passé plus de temps au bureau ! Ni sur LinkedIn d’ailleurs…
A la semaine prochaine,
Kika
*Franchement, QUI se pose la question de savoir qui est l’individu qui lui envoie une demande de connexion, avant de cliquer sur « Accepter » ? Qu’ils se dénoncent !
**Certains affirment, assez sottement d’ailleurs, que c’est précisément du fait qu’ils aient souffert d’un burn-out que ces « coachs » sont qualifiés pour vous aider à surmonter le vôtre. C’est une ânerie sans nom. Si demain ils souffrent d’un trouble bipolaire, iront-ils chercher de l’aide auprès d’un schizophrène certifié ?
***On se référera notamment aux délicieux « Comment réussir un entretien d’embauche ? » qui sont légion sur LinkedIn, et vous suggèrent haut et fort d’être « sûr de vous », « souriant », « enthousiaste », « toujours clair dans vos réponses »… pour finir par un magnifique contre-pied : « Et surtout, soyez vous-même ! ».
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