Il n’y pas qu’en voiture qu’un petit coup d’œil dans votre angle mort de temps en temps peut s’avérer salutaire. Dans la vie aussi, il apparaît que négliger ce principe de base est la source de bien des incidents de parcours. Et comme dans les automobiles, beaucoup de gens pensent que regarder dans leur rétroviseur une fois tous les six mois suffit amplement à se faire une image à 360 degrés du monde qui les environne. Alors qu’il n’en est rien.
A dire vrai, vous pouvez passer autant de temps que vous voulez à regarder par-dessus votre épaule, à ressasser le passé, à l’admirer sous toutes les coutures du pantalon, vous n’avez toujours aucune garantie de frôler ainsi du regard votre fameux angle mort. Alors comment faire pour le trouver ? A l’instar du point « G » de Madame, êtes-vous condamné à le chercher sans succès jusqu’à la fin de vos jours* ? Ce n’est pas dit…
Commençons tout de même par éclaircir un point : votre angle mort ne correspond pas à ce que quelques vagues connaissances disent de vous lorsque vous commettez l’imprudence de leur tourner le dos pour leur présenter la partie la plus intelligente de votre anatomie. Certes, si mon sens aigu de l’observation ne m’abuse pas, il est vrai que ce sont souvent les individus les plus intelligents d’entre nous qui ignorent le plus superbement cette vérité essentielle : nous sommes tous au moins le con de quelqu’un. Certains d’entre nous sont même le con de beaucoup de leurs contemporains (que j’ai hésité à écrire en un, en deux ou même en trois mots, mais finalement je vous le laisse comme il est, et compte sur vous pour choisir la déclinaison qui vous amusera le plus). Mais absolument aucun d’entre nous n’est le con de personne.
Qui que vous soyez, et quoi que vous fassiez, il existe quelque part quelqu’un qui pense que vous êtes un abruti, ou un connard, ou les deux (mais là il exagère un peu, j’en suis sûr !). Cela ne suffit pas à vous classer définitivement dans l’une et/ou l’autre de ces catégories (même si cela ne vous en exclut pas non plus d’office, désolé de vous l’apprendre) ; c’est souvent juste le fruit du hasard, d’un malentendu, ou encore d’un délit de faciès (dans mon cas ça paraît impossible, mais dans le vôtre, difficile à dire, sauf si vous m’envoyez une photo de vous en pied).
Votre angle mort ne se situe donc sans doute pas là, et c’est d’ailleurs rare qu’un vague inconnu puisse vous renseigner sur son existence et sa nature exacte. Ou alors c’est qu’en termes d’angle mort, vous en possédez un de fort beau gabarit (et bravo à vous). En vérité, vous auriez plus de chance de vous le faire indiquer par vos amis, si ceux-ci prenaient le temps de vous observer correctement, et avaient le courage le cas échéant de vous parler franchement – ce que peu d’entre nous sommes prêts à faire, soyons de bon compte (qui font notoirement les bons amis, rappelons-le).
Cette chose que nous ne parvenons pas à voir, cet angle souvent étroit et bien caché qui se trouve masqué à notre vue, parfois jusqu’à notre dernier souffle, ne peut se découvrir qu’en prenant suffisamment de hauteur et de perspective sur nous-même. C’est un processus qui forcément peut nous donner le vertige, et c’est pourquoi la plupart d’entre nous choisissent de se passer bien volontiers de ce périlleux exercice. Grimper dans une montgolfière, à la rigueur, pourquoi pas… mais pas pour observer les bidonvilles de Sao Paulo ! Nous préférons limiter ce genre d’expédition à des lieux où la vue est un peu plus attrayante que notre propre reflet, même pas offert sous son profil le plus séduisant…
Et pourtant l’exercice est si utile ! Le refus de sa pratique peut causer des torts énormes – surtout pour votre entourage.
Tout comme la consommation d’ail, ce qui se trouve dans votre angle mort gêne en effet essentiellement les autres. Il y a autant d’angles morts que d’homo sapiens, et il m’est donc impossible de vous en donner une idée beaucoup plus précise ; vous devrez vous contenter de quelques exemples.
Ainsi de ce collègue, absolument sympathique au demeurant, que j’ai récemment surpris à liker sur un réseau social honni de votre serviteur (je ne voudrais pas m’auto-référencer, mais en fait si), un très bel article, partagé la veille par l’une de ses collaboratrices, et intitulé « Comment éviter les personnalités manipulatrices au bureau ». A ma connaissance, il ignore encore à ce jour que c’était lui qui était directement visé par cet article, fort peu amène sur les manipulateurs (allez savoir pourquoi…). Et il ignore aussi que ladite collègue a déjà été surprise en larmes au bureau à plusieurs reprises grâce à lui, avant de réclamer – et d’obtenir, merci de vous inquiéter ainsi pour elle, c’est très gentil – sa mutation dans un autre département.
Cet homme pourrait vouloir, un jour, jeter un œil dans son angle mort. Tout comme cet ami à vous – dont je tairai aussi le nom pour ne pas le vexer – qui se croit pour vous le meilleur des amis, une sorte de Mozart de la camaraderie, un Rembrandt de l’amitié, sans réaliser qu’il ne vous a encore jamais demandé, depuis dix ans qu’il vous connaît « Comment vas-tu, vraiment ? » Parce qu’il s’en tape comme d’une guigne. Un coup d’œil dans le rétro ne l’aiderait pas à s’en apercevoir. Il ne le verrait pas.
Les exemples sont nombreux, et vous me connaissez, je ne veux pas vous accabler sur ce blog, ni abuser de votre patience. Dès lors, pour récompenser celles et ceux d’entre vous qui auront pris la peine de me lire jusqu’ici, je vous fournis deux certitudes sur le concept de l’angle mort en guise de conclusion ; vous en faites ce que vous voulez.
- Mauvaise nouvelle : les meilleurs d’entre nous peuvent posséder plusieurs angles morts ; même si vous parvenez à identifier l’un des vôtres (et bravo à vous le cas échéant !), un autre vous attend peut-être au tournant.
- Bonne nouvelle : il y a tout de même un moyen sûr et certain d’identifier si vous possédez un angle mort. Si vous êtes absolument convaincu que tous les gens qui vous connaissent vous apprécient de façon inconditionnelle, et sacrifieraient père et mère pour pouvoir humer vos aisselles ou dîner avec vous sur une aire d’autoroute française, c’est que vous n’avez pas regardé dans votre angle mort. Il n’est pas trop tard pour partir à sa recherche.
D’ici là, si vous repérez chez moi un potentiel angle mort, merci de m’envoyer les infos par mail – en même temps que cette fameuse photo de vous que vous m’avez promise ci plus haut.
D’avance merci, et à la fois** prochaine,
Kika
*Petite remarque en passant, à l’intention de mes lecteurs mâles hétérosexuels : si vous êtes convaincu (en autant de mots que vous le voudrez) que ce petit commentaire impertinent ne vous concerne en rien, cet article est sans doute définitivement pour vous…
**Vu le rythme effréné de mes publications en ce moment, je n’ose plus utiliser l’expression « à la semaine prochaine » ; ne voulant pas non plus effrayer mes lecteurs les plus fainéants, je préférais ne pas vous dire non plus « à demain ». Du coup, j’ai eu l’idée de ce subterfuge…