J’ai eu l’occasion récemment de lire, dans la courte biographie instagramienne d’une délicate personne que j’ai l’honneur de suivre depuis peu sur ce réseau bien connu, une petite phrase aussi percutante qu’anglaise : « Life is too short to eat quinoa ». Je n’ai pas encore eu l’opportunité de lui dire à quel point je partageais sur le fond cette opinion culinaire hautement pertinente, à propos d’un aliment qui devrait être réservé au gavage des galinacées. Qu’à cela ne tienne : je trouverai bien le moyen de le glisser dans une prochaine conversation. Impossible en revanche de ne pas, sans délai, lui faire part de ma parfaite désaprobation quant à la forme choisie pour signifier au monde son dégoût – si légitime – de cet odieux féculent !

En effet, j’entends très souvent de la bouche de mes contemporains l’expression « la vie est trop courte » pour justifier soit d’un empressement à expérimenter une quelconque activité jugée originale ou audacieuse, et censée constituer le sel de l’existence, soit au contraire pour justifier de s’abstenir d’une activité jugée rébarbative. Autant le dire tout de suite : cette expression, quoique fort usitée, n’en est pas moins une insulte au bon sens, tant ses usagers ne sauraient être plus éloignés de la vérité ! C’est au contraire précisément parce que la vie humaine est bien trop longue que nous nous trouvons en devoir de l’agrémenter de faits et gestes, d’expériences et de découvertes à même de nous extirper de l’insondable lassitude constitutive du vivre-ensemble au quotidien.
En effet, imaginez un instant que chacun de nous n’aurait droit sur cette Terre qu’à 10 minutes d’existence. Que vous décidiez de les passer à goûter au sens propre au sel de l’existence (mais j’espère que vous avez un verre d’eau à portée de main), à uriner discrètement dans l’océan (un must ; et ne faites pas semblant que vous ne l’avez jamais fait…!), à vous déguiser en Colonel Moutarde (facile : il suffit d’un chandelier, d’une moustache, et d’une véranda), ou encore à visiter en quatrième vitesse la Baie d’Along-bon (oui, je sais, c’est pas ma meilleure… je nettoyais mon arme, et le coup est parti tout seul !)… Bref, dans tous les cas de figure, vous aurez vécu une expérience unique (puisque vous n’aurez rien d’autre en guise de point de comparaison), et au final, personne ne pourra vous reprocher d’avoir passé ces 600 secondes de vie à lécher tout ce sel (qui avait choisi « uriner dans l’océan » ? Hmm ? Qu’il se dénonce !).
Par contre, si nous considérons que votre passage dans cette infime partie de l’univers devrait durer en moyenne 82 (si vous êtes un homo occidentalensis non-fumeur), 86 (si vous êtes une homo occidentalensis ne pratiquant pas la distribution de drogues dures en milieu carcéral) ou même de seulement 25 ans (si vous êtes un citoyen hong-kongais possédant quelque réserve à l’endroit du régime de l’excellent M. Jinping), le problème dans tous les cas commence à se poser dans d’autres termes.
Quand bien même vous n’auriez vu en tout et pour tout, sur vos 10 minutes d’existence, que la Baie d’Along : pour un passage sur Terre aussi éphémère que la Tecktonic, voilà qui ne devrait pas susciter un sentiment de honte intolérable au moment du bilan final. En revanche, il n’est pas improbable que vous ressentiez un petit goût de trop peu à l’instant de passer l’arme à gauche si d’aventure, quasi centenaire, vous deviez réaliser subitement que votre unique expérience humaine s’est limitée à un cosplay du Cluedo.
Dit autrement, et sous la forme d’un executive summary à la Trump (c’est-à-dire tenant sur un post-it, et respectant le temps de concentration d’un poisson rouge) : dire « la vie est trop courte pour nous fâcher avec le voisin du dessous », quoique pertinent sur le fond, constitue sur la forme une totale ineptie. Il aurait fallu dire « la vie est bien trop longue pour nous laisser emmerder par le trou de balle du deuxième ». Et ce pour trois raisons.
La première raison est évidente : la vie est bien trop longue pour perdre votre temps à utiliser des euphémismes et à ménager les gens en permanence, en censurant vos propos. Un casse-couilles est un casse-couilles, no more, no less. Un peu de franc parler que diantre !
La deuxième est presque aussi évidente : vu que vous habitez au troisième, le voisin du dessous est forcément « le trou de balle du deuxième ». C’est clair, et ça sonne infiniment mieux.
La dernière raison, c’est donc bien sûr que l’ennui de la situation ne réside pas dans le fait que votre voisin du dessous se soit un jour innocemment exercé au tuba sans sourdine à 3h00 du matin ; le problème est qu’il réitère ce fascinant exercice nuit après nuit depuis son emménagement en octobre 2017. La vie est bien trop longue pour le laisser faire sans tenter au moins une médiation, voire un audacieux sabotage en règle de l’objet du délit. Et de l’expression « la vie est trop courte », au passage.
Sur ce, je vous prie d’agréer, chères internautes, chers internautes, à l’expression de mes sentiments blogueurs les plus dévoués, et vous propose de nous retrouver sous huitaine – la vie étant beaucoup trop longue pour vous priver davantage de ma prose.
Kika
P.S.: si jamais l’exemplaire collègue dont la bio m’a inspiré ce post lit ces lignes, qu’elle sache que je suis prêt à faire amandes honorables en l’invitant à luncher dans n’importe quelle cantine vegan et gluten free de son choix !