Ereinté, le corps meurtri par une journée éprouvante de chasse au gnou dont il rentrait piteusement les mains vides, l’homme des cavernes sentait son coeur se serrer tandis que les lueurs du feu de camp éblouissaient la nuit d’encre d’un halo protecteur autour de sa modeste tanière. Il traînait les pieds, ralentissait le pas, pour retarder le moment d’annoncer à son clan que le repas du soir serait hélas une nouvelle fois végan. A peine une poignée de racines de naves trouvées sur le chemin du retour, et quelques fruits glanés au supermarché.
A deux pas de là, dans une anfractuosité de roche voisine, derrière une palissade bardée de rondins de bois à l’écorce usée, un autre homme rentrait d’une dure journée de labeur. Avec une plume de dodo taillée au silex, il avait passé l’après-midi à dresser l’inventaire des rayonnages « palimpsestes et incunables » de la Fnac Neo-Lovaniensis. Heureusement, son compsognathus de compagnie l’accueillait déjà à l’entrée de leur antre ; son maître le prit dans ses bras, et oublia pour un instant fugace la faim qui lui rongeait l’estomac. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus, lui non plus, aperçu la bosse d’un aurochs ou la défense d’un mammouth à se mettre sous la dent.
La vallée, en ce temps reculé, était dure et sauvage, et les hommes vivaient le jour présent, dans la crainte permanente qu’il fut le dernier. Le monde extérieur n’était pour eux qu’un gigantesque mystère. Ils n’en connaissaient rien des dangers, ni des espérances. Etaient-ils à présent seuls au monde, ou bien d’autres créatures peuplaient-elles encore ces montagnes, ces forêts, ces étendues vertes traversées de rivières ? Ces lieux qu’ils pouvaient deviner au loin, juchés depuis le tertre où leurs ancêtres avaient bâti, en taillant dans la roche et en vainquant la forêt à la force de leurs bras, ces frêles habitats qui les protégeaient des frimas de l’hiver et des coups de feu du dieu-soleil.
Entre ces deux abris rupestres s’en trouvait un troisième, de taille moyenne, propre et chaleureux, et qui fleurait bon ce soir-là l’odeur de la chair de castor braisée. Son habitant, loup solitaire et sans le moindre sinosauropteryx pour lui tenir compagnie (leur odeur l’indisposait, tandis que les feulements du compsognathus du voisin d’à côté lui sciaient les nerfs à vif), préparait le repas du soir, après une dure journée d’absence de labeur. Dans un renfoncement de sa grotte, dans une grande armoire de sel, il avait de la nourriture en suffisance pour quelques jours, et l’hydromel qu’il avait stocké lui permettait d’attendre avec un peu plus de confiance le retour de jours meilleurs.
Et pourtant, ce troisième homme qui arpentait la vallée austère et fascinante, savait lui aussi que ce fugace moment de détente n’était qu’une trève, un instant de bonheur volé aux esprits de la forêt aux mille dangers mortels. Il connaissait ces bois, ces étangs, ces rivières, comme personne ; il savait que la mort guettait, et l’emporterait à la première erreur venue. Vraiment, ces temps étaient durs, et l’espérance de vie de ces pauvres hères ne devait pas excéder 86 malheureuses petites années – et encore : à condition de surveiller leur choléstérol de près.
Les trois hommes, las de l’enfermement, et de la solitude de la nuit qui tombait à présent sur le hameau, étaient apeurés aussi. Car cette nuit-là était une nouvelle nuit boudée par la déesse-lune (tandis que le premier homme était manifestement boudé par la lune de sa déesse). Alors les hommes se rassemblèrent autour de la flambée du loup solitaire, et partagèrent sans parler quelques larmes d’hydromel qui réchauffèrent leurs coeurs. Depuis plusieurs jours, le soir venu, ils trouvaient refuge chez leur compagnon d’infortune. Et ensemble, ils attendaient. Comme chaque soir, ils parlaient des temps anciens, où régnait l’harmonie dans la vallée, et où l’écho des campagnes parvenait encore jusqu’à eux. Avant la catastrophe. Et ils espéraient la venue de celui qui devait ramener l’espoir au milieu de cette forêt désormais damnée.
Dans ces temps immémoriaux, où régnaient l’incompréhension et le chaos, perdus dans ce hameau, trois hommes ce soir-là, trouvaient dans la grotte de l’un d’eux, plus chanceux, ce qui leur manquait cruellement depuis le passage du dernier croissant de lune : le partage de sa connexion Internet via le réseau 4G. Perdus dans cette vallée ignorée du monde, et avec cette saloperie de wi-fi pété, c’était devenu leur unique fenêtre sur l’immensité insondable, leur planche de salut, leur dernier espoir de se procurer le moindre dessin de fesse rupestre animé ! « Quand vient ce p**tain de technicien encore ? » demanda le premier homme. « Le 12, entre 13h00 et 17h00 », répondit le second dans un murmure. « Mais… on n’est que le 3 aujourd’hui ! », s’exclama le troisième, qui scrutait non sans crainte la barre de réseau vacillante de son télégraphe « intelligent ».
Oui, décidément, ces temps, oubliés de la mémoire des hommes – à l’instar du sens de l’orientation et de la vie sans Amazon – étaient durs, et le monde bien hostile.
A la semaine prochaine, si ce satané technicien se pointe enfin,
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