Déconfitures de Bonne-Maman

Tandis que nous passons nos journées et nos soirées à nous regarder dans le gris de la webcam, entre collègues, en famille, ou lors de l’un de ces fameux rendez-vous virtuels des Alcooliques Unanimes, beaucoup d’entre nous se remémorent avec plus de vivacité que jamais le temps béni de notre enfance.

Si vous faites partie des fameuses générations X ou Y, vous avez vous-aussi connu le monde sans Internet, sans Microsoft Teams et autres Google Hangouts qui sont devenus nos meilleurs ennemis.

Vous avez fait vos premières armes virtuelles sur une console Atari ou un Commodore 64. Vous avez triomphé à mains nues de l’infâme Dr. Robotnik, et vous vous demandez encore aujourd’hui s’il est humainement possible de terminer Double Dragon sur ce satané GameBoy (si jamais, la réponse est non. De rien.).

100% garanti Madeleine de Proust

Dans ce temps que l’on croyait effacé de la mémoire des hommes (mais il faut reconnaître que nous avons un petit côté poisson rouge des fois, c’est assez inquiétant !), des informations circulaient encore de façon manuscrite, dans d’étranges contenants que l’on appelait alors « enveloppes », et qu’un type à casquette apportait chaque jour, avec le nouveau numéro d’Allume-feu magazine.

Vos parents semblaient captivés par le contenu de cette publication quotidienne qu’ils appelaient « le journal », et vous vous demandiez comment ils pouvaient passer autant de temps à en parcourir les signaux cabalistiques. Surtout que, le soir venu, un sympathique monsieur en costume-cravate, généralement nommé Jacques Bredael, se donnait la peine d’en offrir un résumé condensé d’une petite demi-heure dans votre poste de télévision Philips.

Après l’heure de l’insupportable bain, vous étiez assis en tailleur sur le tapis du salon dans votre pyja-chaud. C’était donc l’hiver (rappelez-vous que quand nous étions enfants, il n’existait que deux saisons : celle du pyja-chaud, et celle du pyja-froid. Personnellement, impossible de me souvenir en quelle année on a inventé le printemps et l’automne. Ca a dû arriver dans le courant des années ’90, mais je ne saurais être plus précis).

Image d’une époque où le zapping figurait parmi les sports olympiques les plus exigeants

Quand l’horloge de l’entrée indiquait 19h20, en véritable télécommande vivante, vous vous disputiez avec vos frères et soeurs l’indicible honneur d’aller enfoncer le bouton gris de votre téléviseur à tubes cathodiques. Ce machin qui pesait le poids de deux vaches mortes comportait tout un tas d’énormes boutons d’acné, dont celui portant le numéro 1 dédié à la RTB. Grâce à lui, vous arriviez juste à temps pour deux minutes d’une blague dessinée de Quick et Flupke, qui précédait le brillant bulletin météorologique de Jules Metz.

De cette époque à jamais révolue vous restent essentiellement une odeur de gaufres chaudes et de crêpes à la cassonnade, et de délicats petits cris d’enfants – qui, très étrangement, vous paraissaient à l’époque nettement moins stridents et perçants qu’aujourd’hui. Sans doute les cordes vocales des enfants homo sapiens ont-elles dû muter au cours des deux dernières décennies… Darwin avait raison !

Durant la période du pyja-chaud, le jeu favori de votre maman était cache-cache. Surtout quand vous y jouiez sans elle. Ses courtes minutes de vacances n’étaient interrompues que lorsque votre petite-soeur demeurait introuvable plus de 45 minutes, laissant présager un accident – ou une sieste sauvage, tapie dans le panier à linge de la salle de bain. Vous pouviez toujours courir pour trouver cette aiguille dans une botte de foin !

Durant la période du pyja-froid, son activité favorite était la lessive. Autrement, comment expliqueriez-vous le temps effarant qu’elle y passait ?! Le linge étendu sur ces cordes mystérieuses (qui avait bien pu les accrocher là, aussi opportunément entre ces pins sylvestres ? Sûrement Einstein en personne !) séchait doucement, en se dodelinant au gré du vent d’ouest (ou venait-il du sud ?! Toujours ce problème de poisson rouge…!).

Votre papa, quant à lui, était taximan. En-dehors des heures de bureau, s’entend. Une fois par an, son humeur pouvait s’assombrir, tandis qu’il passait la journée le nez plongé dans les feuillets de sa déclaration d’impôts étendus sur la table de la salle-à-manger. Le seul fait qu’il soit capable d’en déchiffrer le sens secret en faisait à vos yeux un être digne du Prix Nobel de physique et de la Médaille Fields réunis.

Vous êtes prise sur le fait. A défaut d’autre chose. Saleté de confinement !

Encore aujourd’hui, vous vous demandez quel pouvait bien être son secret, tandis que vous vous connectez sur Tax-on-Web trois jours avant la date butoir, cliquez partout frénétiquement, et envoyez votre déclaration en faisant semblant de savoir ce qui vient de se passer.

Quand il ne rangeait pas des documents dans des fardes à rabats, votre père pratiquait son autre activité favorite : la délégation des décisions importantes à l’autorité maternelle. Les heures de privilèges télévisuels et le menu du goûter ; la délivrance des visa de transit et des permis de séjour de vos camarades de classe ; les horaires de baignades et le quality control des leçons et devoirs scolaires… Tout cela et bien plus était régi par la Maréchale des Logis, qui semblait avoir reçu carte blanche de la part de son Adjudant-Chef.

Toujours si vous êtes un pur produit des années quatre-vingts et nonantes, vous avez encore connu cette étrange époque où des adultes laissaient leur progéniture en liberté sans surveillance durant plus de quatorze minutes et huit secondes. Une époque où une cage-à-singes en métal rouillé était encore considérée comme un jouet inoffensif. Un ancien temps où l’on ne mettait pas encore en prison les directeurs d’écoles sitôt qu’ils laissaient un enfant se casser le nez sur l’arête d’un banc, ou s’écorcher le genou en trébuchant sous un préau.

Le plus étonnant, c’est que de cette enfance où vous avez dû vous meurtrir plus souvent qu’à votre tour, pleurer toutes les larmes de votre corps, connaître les pires vexations, et subir l’humiliation typique de l’enfance sitôt que vous étiez pris avec les doigts dans le pot de confiture, vous aurez beau chercher : difficile – voire impossible – de vous remémorer ces moments autrement que comme de bons souvenirs.

Certes, le décès d’un aïeul (ou pire, de votre hamster !), ou une belle fracture ouverte, vous laisseront à tout jamais quelques cicatrices. Et ces lignes blanches sur votre peau, mouchetées cà et là des boutons roses résultant des points de suture de jadis, ressemblent à s’y méprendre aux reliquats d’un lierre sur une façade mise à nue.

Ce lierre qui grimpait peut-être le long des murs de la maison de vos grands-parents, dans laquelle jouent aujourd’hui d’autres enfants que vous ne connaissez pas (les fumiers !).

Tempus fugit! A son instar, la douleur finit toujours, et inexorablement, par s’apaiser. De son passage, et de ces moments qui nous manquent tant aujourd’hui que nous voici faits comme des rats dans nos chaumières, nous restent donc ces quelques marques indélébiles. De celles qui ont « le mérite de nous rappeler que le passé n’a pas été un rêve » (Thomas Harris dixit). Ces meurtrissures ont fini par faire partie de vous ; elles sont là, dans ces petites rides qui essaient de se frayer un chemin entre le rebord de vos yeux et les premiers cheveux blancs qui illuminent vos tempes (si si, n’essayez pas de mentir, on les voit d’ici, à travers la webcam que vous avez omis de couper. De rien.).

La vie, notre vie, cet apprentissage par essai-erreur, se nourrit de ces moments blessants ; elle les absorbe, les digère, les brûle comme des calories. Ou pour le dire autrement, avec les mots de Gabriel Garcia Marquez : « la mémoire du coeur efface les mauvais souvenirs et embellit les bons, (…) c’est grâce à cet artifice que l’on parvient à accepter le passé ».

Aussi sûrement que le temps et la douleur, ce confinement qui nous englue finira par passer. Il laissera derrière lui des souvenirs, bons et mauvais. Et immanquablement, notre mémoire estompera les seconds, et embellira les premiers.

Je vous avais promis dans un précédent article (cliquez ici si vous étiez en vacances sur votre balcon début avril et que vous aviez manqué ce chef d’oeuvre) de cesser séance tenante mes prédictions catastrophistes. Et il m’a été rapporté, par un lecteur fidèle, que le cynisme de mon dernier billet n’était pas particulièrement de bon ton en ce moment.

Chose promise, chose due. Si vous faites partie des malheureux que ce confinement commence légèrement à irriter, je vous le redis ici : ce satané lockdown finira, et vous reverrez les gens que vous aimez, en vrai.

Et ceux que vous aimez moins aussi, d’ailleurs. Et ce sera peut-être l’occasion de leur redonner une chance ; après tout, eux aussi auront passé des mois cloîtrés chez eux… peut-être pourriez-vous attendre une petite semaine avant de les re-détester… ?

Finalement, qui sait si cette rude épreuve n’aura quand même pas quelques effets vertueux ?! Il ne tiendra qu’à chacun d’entre nous de nous rappeler, à la libération, qu’il est possible de survivre sans brûler du kérosène et du diesel à tout bout de champ. Que l’on peut travailler de chez soi de temps en temps. Que les instituteurs ont beau ressembler à s’y méprendre à des experts en décrochage professionnel, ils n’en demeurent pas moins le meilleur moyen d’outsourcer l’élevage de vos mioches. Et que finalement, un vaccin, c’est pas une si mauvaise invention.

A dans moins de pas longtemps, et d’ici là, n’oubliez pas : à cache-cache, la meilleure planque, c’est le panier à linge. Croyez-moi sur parole.

Bon weekend dans votre pyja-froid,

Kikh

5 commentaires

  1. Val VZ Répondre

    Les plombes que j’ai attendu dans ce panier à linge! Jusqu’à me demander après coup si vous n’aviez pas fait exprès de me laisser là pour avoir la paix!

    • Le Kikh Auteur de l’articleRépondre

      Calomnies ! Jamais nous n’aurions fait une telle chose !

  2. Ping : Déconfinez-moi – Le Monde du Kikh

  3. Vanzee Répondre

    @val : mais enfin c’est génial cette cachette, et confortable et tout…
    Et en plus tu t’en souviens…! Bon sur ce point là précisément ca défie toutes les probabilités, disons qu’on n’avait pas prévu ça, Kikh il faut qu’on se tourne vers des bouquins de psychanalyse pour voir ce qui a foiré.

    • Le Kikh Auteur de l’articleRépondre

      C’est pas notre faute ; ce panier à linge était un véritable Triangle des Bermudes !! Tout ce qu’on y mettait disparaissait mystérieusement, pour se retrouver ensuite lavé, essoré et plié dans nos placards. Je suis sûr que la même chose s’est produite avec la petiote ce jour-là !

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