Fort-Nethen, Bahamas Belges, An de Disgrâce 1721
L’histoire de la piraterie a déjà été racontée maintes fois ; nous savons pour ainsi dire tout de la façon dont la Compagnie néerlandaise des Indes Occidentales lutta sans merci contre les flibustiers qui s’en prenaient à ses cargaisons de sucre et d’ébène, dans les eaux imprévisibles et tumultueuses des Caraïbes.
Nous connaissons les combats sanglants qui eurent lieu entre les bâtiments de la King’s Navy, et les équipages de capitaines aux noms devenus célèbres : « Calico » Jack Rackham, William Kidd, Edward « Blackbeard » Teach, et bien d’autres.
Mais peu connaissent l’histoire de la piraterie dans les Bahamas belges. Moins connus, mais tout aussi sanglants et assoiffés, des capitaines au long cours y firent pourtant eux aussi régner la terreur. A cette époque lointaine, et en ces lieux où seule régnait la loi du plus fort, les hommes n’avaient que deux options, s’ils ne voulaient pas passer leur vie à courber l’échine, travaillant chaque jour comme des forçats pour gagner chichement leur vie : devenir pirates, ou les chasser en s’engageant dans la flottille du Roy.
Parmi ces hommes en quête d’aventure et de liberté, l’un d’eux était parvenu à se faire un nom, qui faisait trembler tous ceux qui l’entendaient ; Short Kikh Silver. Depuis plusieurs décennies, ce pirate sans merci chassait les navires marchands, amassant une fortune que l’on disait au-delà de toute imagination, et échappant continuellement à la marine royale…
Argent content
Short Kikh Silver se tenait coi depuis un moment. Peut-être ne l’avait-il pas entendu arriver. Le dénommé Lundi, un jeune esclave mulâtre jadis capturé par l’équipage du pirate sanguinaire, se demandait si sa dernière heure avait sonné. Le Capitaine était connu pour son humour sombre, et pour ses accès de colère ; il n’y avait pas que ses phrases qui étaient assassines.
Pourtant d’habitude extrêmement prudent et dévoué, Lundi avait commis un grave impair. Il avait omis de recharger les batteries des Canon ; or, nul n’ignorait que Short Kikh Silver tenait à avoir ses appareils photo en permanence à portée de main, pour photographier les couchers de soleil sur la lagune, et les poster sur Insta.
« L’or du soir qui tombe est la seule richesse véritable » comme l’affirmait le Capitaine, avec dans les yeux un voile de nostalgie qu’on ne lui connaissait pas. Son humeur était maussade, depuis ces nombreux mois qu’il était coincé à terre avec son équipage ; il se remémorait l’époque où les pavillons noirs caribéens n’étaient pas en berne, mais flottaient au vent, dans l’odeur des embruns.
Helas, depuis que l’épidémie de choléra frappait les Caraïbes, toutes les îles des environs étaient sous couvre-feu permanent. De Saint-Jupille et Grenadines (capitale : Tango) aux Îles Lindemans ; de Saint-Déglingue (où les Dominicains étaient frappés de plein fouet par l’épidémie, surtout s’ils étaient noirs), jusqu’à LeFort-Nassau ; partout, interdiction était faite de naviguer sans lettres de commandites dûment signées et cachetées par un gouverneur.
Ce qui mettait bien sûr en difficulté les activités commerciales un peu trop douteuses, et privait les flibustiers de pratiquer leur petit hobby, sous peine de devoir affronter toutes les forces navales du Vieux Incontinent.
Son navire, la Stella, avait donc jeté l’ancre dans une petite kriek non loin de Port-Nethen, le repaire secret de Short Kikh Silver.
Sails Force
De là, il comptait les jours – et son or – à bord de la Stella immobilisée, ou sous sa tente installée sur la plage de sable fin sur laquelle, chaque soir, on sortait les fûts. Ses hommes riaient et chantaient au coin du feu, soulagés de savoir que, malgré l’épidémie, et en dépit de sa cruauté sans bornes, ils étaient sous les ordres d’un capitaine clairvoyant, et plein de ressources.
Le jour, chacun vaquait à ses occupations, chassait et péchait, tout en veillant à éviter les sautes d’humeur de Short Kikh Silver qui, c’était de notoriété publique, n’était pas un homme qu’il fallait déranger au sortir du lit ; avant 14h30 du matin, quiconque se risquait à croiser sa route pouvait à tout moment subir les coups de fouet de son esprit machiavélikikh.
Et c’était d’autant plus vrai pour les nombreux esclaves capturés lors de leur dernier raid contre un navire de commerce d’ébène. Silver admettait volontiers que toutes ces belles planches étaient très très lourdes, et que ce n’était donc pas étonnant de la part d’un navire battant pavillon hollandais d’avoir emmené à son bord de la main d’œuvre scandaleusement sous-payée (on vous l’a dit : il n’était jamais à un cliché près).
Cependant, quoique bien légitime, leur présence n’arrangeait pas le Capitaine : il n’avait pas eu le temps de vendre la « marchandise » avant le confinement, et ces invendus constituaient autant de bouches en plus à nourrir, qui plus est sur sa cassette personnelle.
Aussi, gare à celui qui manquait à ses devoirs. Or, ce soir-là, le jeune Lundi avait commis une fameuse boulette, du genre qui pouvait lui valoir une mise en bière en bonne et due forme. Pour les membres de l’équipage assignés à terre, être convoqué à bord par le quartier-maître était déjà rarement bon signe ; mais lorsque vous étiez esclave, et prié de vous rendre sur la dunette auprès du Capitaine en personne, vous saviez que l’heure était grave.
Le malheureux s’attendait donc à un châtiment exemplaire, d’autant que le coucher de soleil était particulièrement joli – du moins selon les standards peu élevés de Kikh Silver. Sa seule blanche de salut : depuis le début de sa captivité, le Capitaine semblait apprécier Lundi, même de grand matin. Au contraire de son cousin Vendredi, qui avait été capturé la même semaine, et qui quant à lui était surtout populaire auprès de l’équipage, qui lui témoignait une sympathie inattendue.
Avec son ouïe fine, Short Kikh Silver entendit derrière lui le garçon tousser dans sa manche ; ce dont il le félicita intérieurement. Décidément, ce jeune esclave avait un grand avenir à bord de la Stella… peut-être finirait-il par l’affranchir ?!
En attendant, il s’exclama : « Ah, Lundi, te voilà, pils à l’heure ! Que vois-tu là-bas au loin ? » Lundi sentit encore un peu plus son sang se glacer dans ses veines ; le Capitaine voulait certainement lui parler de ce foutu coucher de soleil de merde sur la lagune : il allait se faire choper !
-« Tiens, prends ma longue-vue, Moussaillon. Vois-tu ces voiles, au loin ? » -« Celles descendant vers Harfleur-et-Barbuda ? » demanda Lundi. -« Exactement ! C’est le navire du Capitaine Rosoft. Ce bon vieux Mike m’envoie depuis un moment des sémaphores ; je voudrais lui répondre, et du coup j’ai besoin de ton aide ! Bien qu’esclave, tu es le seul de cette bande d’incapables qui maîtrise l’anglais. Tu vas donc me rendre service en assurant ma messagerie ! »
Fontaine de jouvence (elle !)
Trop heureux de pouvoir se rendre indispensable, le jeune Lundi ne se fit pas prier ; avec application, il envoya le Signal requis, et la conversation pu commencer. « Le capitaine Rosoft vous demande l’asile sur notre plage, pour lui et ses hommes ; ils souffrent de la faim et de la soif, et il demande si nous serions prêts à les accueillir. »
Kikh Silver réfléchit un moment. Certes, il existait un code d’honneur entre pirates ; et d’ailleurs, l’île était assez grande pour que chacun puisse rester à bonne distance, et ses ressources assez abondantes pour subvenir aux besoins de tout ce petit monde… mais tout de même ! L’opération n’était pas sans risque ; une juste compensation semblait tout indiquée. -« Lundi, demande-lui ce qu’il a à nous offrir en contrepartie ! »
La réponse ne se fit pas attendre : « Le Capitaine nous dit qu’il a avec lui des jeunes flibustières, qu’il a réussi à convaincre de renoncer à se faire Karmeliet, et qu’il a accueillies à son bord. Il dit qu’il sera ravi de nous les présenter ; elles n’ont pas leur pareil pour animer les soirées autour du barbec’ ! » -« En somme, répondit Silver, Mike Rosoft nous propose une réunion Teens ?! Mmh, voilà un programme qui devrait remonter le moral de l’équipage !! ».
Le marché fut ainsi passé, et le navire du Capitaine Rosoft autorisé à venir accoster sur la plage de Fort-Nethen, où l’équipage de Silver, trop heureux de la nouvelle, déclara le branle-bas de combat pour préparer la fête. Au bout d’un an de solitude, à ne communiquer que par correspondance, et à lutiner par parchemins interposés, leur enthousiasme était bien compréhensible. Les vagues leur amenaient ENFIN une bonne nouvelle.
Surprise Partie
Hélas, la fête ne devait pas durer. S’il est bien une chose qu’il ne faut jamais faire, et qu’un capitaine aussi expérimenté que Short Kikh Silver aurait dû savoir, c’est de baisser sa garde et penser avec son sabre (à moins que ce ne fut l’inverse).
Tandis qu’il se tenait accoudé au bastingage de la Stella endormie par le roulis de l’océan, regardant nonchalamment le navire ami s’approcher, son regard soudain se figea sur cet étonnant tableau : sur le gaillard d’arrière, à travers les fenêtres, son excellent ami Mike Rosoft se tenait pieds et poings liés. C’était un piège ; il y avait effectivement des canons à bord, mais pas ceux espérés.
Le combat tourna court ; avec l’essentiel de son équipage à terre, et ses Canon déchargés, Silver ne pu même pas immortaliser la scène. Une seule salve suffit. Le chaos et l’enfer précédèrent le silence. Un silence de mort.
Les maux de la fin
Ses tempes bourdonnaient, et son corps n’était plus qu’une infâme douleur. Il sentit du sang chaud couler sur sa poitrine compressée, et crut à sa fin. Short Kikh Silver, qui avait si souvent répandu la mort, se dit que celle-ci venait de réclamer son dû. Il parvint tout de même à ouvrir les yeux, pour constater que ce sang-là n’était pas le sien..
Le corps du jeune esclave si sympathique, qui se tenait à ses côtés plein de vie quelques secondes auparavant, reposait à présent sur lui, immobile. Ses yeux sans vie étaient fixés sur lui comme s’il attendait les ordres. Mais son corps disloqué et exsangue ne laissait planer aucun doute : il avait fait barrage de son corps pour protéger « son » capitaine.
Un bruit familier se fit entendre ; des pas. Plusieurs hommes, qui se dirigeaient vers lui. Et le bruit distinctif des chaînes d’un bagnard claquant sur le pont. Rosoft, toujours enchaîné et entouré de gardes armés, s’approchait de lui. Il regarda Silver, tandis que les soldats du Roy tiraient à eux son corps meurtri, et lui passaient les chaînes aux poignets. Pour lui, ce serait le verre du condamné et la potence.
-« Désolé, Kikh ; j’ai résisté au virus, mais n’ai pas pu parer leurs feux ; ils nous ont capturé et m’ont forcé à coopérer. Ils ne pouvaient pas te laisser vivre comme ça, sur cette plage, à profiter de la vie ; ça aurait donné trop d’idées aux autres. J’ai juste pu leur faire promettre d’épargner tes hommes, mais toi… Comment tu te sens, vieux forban ? ».
-« Comme un Lundi ! », répondit Short Kikh Silver, mystérieux.
Black flag
La piraterie est un monde cruel et sans pitié. L’équipage de la Stella avait assisté avec effroi à la scène, mais la stupeur ne tarda pas à s’estomper. Ils étaient débarrassés de leur chef caractériel et pourraient se partager son précieux butin. Cerise sur le gâteau, pensaient-ils tous : plus de Lundi ! Décidément, à part la légère frustration due à l’absence des jouvencelles, cette année de choléra leur apportait bien des satisfactions.
Quant à Vendredi, défait de ses chaînes, et désormais loin du zoom de la longue-vue de ce tyran de capitaine, il était enfin maître de son destin. Lui et ses frères avaient mérité leur liberté ; Lundi l’avait payée de sa sueur et de son sang. Le monde leur ouvrait enfin ses portes, et plus personne ne pourrait les réduire en esclavage – et surtout pas ce traître de Mike Rosoft. Deux options s’offraient à eux : rejoindre comme affranchis l’ancien équipage du Stella, ou prendre leur part du butin, et s’installer paisiblement sur l’île voisine, loin du joug des esclavagistes.
Entre mousses et Cuba libre… Chacun fit son choix.
A Vendredi prochain, pour de nouvelles aventures trépidantes sous les palmiers,
Short Kikh Blogger
Quelle prose !