Open Island, An de Grâce 1728
Chapitre 1 : Job Interview
A son arrivée, on lui avait promis un titre ronflant, et des responsabilités à la hauteur de son statut de Capitaine légendaire. Mais le job s’était plutôt avéré gonflant, et en guise de statut, Short Kikh Silver lui attribuait plus volontiers celui de basse besogne.
Cela faisait déjà un moment que sa glorieuse carrière de pirate s’était achevée, dans une attaque sournoise de la Belgian Royal Navy. Une histoire que les pirates du monde entier racontaient encore le soir autour du feu, ou sur le pont de leurs schooners dans la moite torpeur des nuits caribéennes (et que vous pouvez retrouver ici si vous voulez piger de quoi t’est-ce qu’on va jaser dans l’épisode d’aujourd’hui).
Le jeune mousse Lundi lui avait sauvé la vie, mais n’avait pu empêcher sa capture – ni la grave blessure qui, lors de l’assaut, avait coûté au flibustier sa jambe gauche. Une jambe de bois qui diminuait sans doute ses chances d’évasion, mais la réputation de Kikh Silver n’était plus à faire.
Eu égard à ses états de sévice (rajoutez le r si vous y tenez), le célèbre « SKS » avait été condamné à 67 ans de réclusion, et transféré sur la fameuse île-prison de Open Island. Un bagne redouté des Bahamas belges dont jamais personne ne s’était évadé.
Chapitre 2 : Vous êtes en-ga-gé !
Le Gouverneur de l’île était un sadique notoire, dont on disait qu’il tenait à assurer lui-même le rôle de bourreau lorsqu’un détenu était condamné à mort. Une déplaisante occupation qui lui avait valu sur Open-Island le titre de CEO : Chief Execution Officer. « Cher Capitaine Silver », l’avait-il accueilli, « quel honneur de recevoir un hôte de votre valeur ! Votre curriculum parlant pour vous, nous avons été ravis d’accepter votre candidature spontanée et volontaire. » L’ironie du propos n’était pas faite pour mettre Kikh Silver dans de bonnes dispositions.
« Cette île se veut une chance de rédemption pour les brebis les plus égarées. Nous avons décidé de nous calquer sur l’aventure carcérale anglo-saxonne. Nos pensionnaires sont ici traités comme des coworkers responsables, et non comme de vulgaires bagnards »
« Ils nous aident avec enthousiasme à cultiver la noix de coco et l’huile de palme ; activités commerciales qui assurent la rentabilité de l’île, tout en leur offrant une nouvelle vie honnête et épanouissante… Comme vous pouvez le constater, c’est du win-win ! »
« Je vous laisse à présent entre les mains de notre Chief Happiness Officer, qui vous fera visiter notre espace de co-working, et vous en dira plus sur vos futures responsabilités. Bon séjour parmi nous, Cher Capitaine ! »
Chapitre 3 : Au bas de l’échelle
Cette déplorable habitude de donner des titres pompeux à tout et n’importe quoi avait immédiatement éveillé la méfiance de Short Kikh Silver. Aussi s’était-il défié lorsque le garde-chiourme lui avait effectivement annoncé quelles seraient ses nouvelles fonctions. « Un CM ? Qu’est-ce que c’est que cette merde… ? » s’était-il exclamé avec son habituel franc-parler.
Il ne croyait pas si bien dire.
Deux ans plus tard, il repensait à cette conversation tandis qu’il récurait les latrines avec l’équivalent d’une brosse à dents. « Commodity Manager… J’t’en foutrai, moi !!! » fulminait le Capitaine, que son tempérament impétueux ne prédisposait pas spécialement à de telles tâches, certes utiles mais légèrement ingrates sur les bords (de la cuvette).
Dans l’odeur épouvantable des lieux, Silver songeait souvent au bon vieux temps, lorsqu’il s’installait sur le pont de la Stella et admirait le couchant en compagnie d’un verre de rhum et d’un bon cigare. Cela faisait trop longtemps qu’il n’avait plus humé le fumet d’un cubain – si l’on faisait exception de l’odeur insoutenable de Ramòn, son compagnon de cellule hispanique dont les aisselles suintaient encore plus que les murs de la prison.
Décidément, il était temps de mettre les voiles. Littéralement.
La seule chose au monde qui le retenait, en sus des questions d’organisation pratique – qui n’étaient pas triviales, mais pas insurmontables pour un homme de ressources comme le Capitaine – s’appelait Marina.
Chapitre 4 : Coliques et Collègues
Arrivée quelques temps après lui, Marina avait été recrutée pour faits de piraterie également (NB: Open Island était un pénitencier mixte, car on n’était plus au moyen-âge tout de même !). Elle avait été nommée Facility Manager ; un rôle qui consistait aussi à récurer, mais sans les odeurs nauséabondes, qui demeuraient la chasse (« Si seulement…! ») gardée du Capitaine Silver.
Le CHO avait indubitablement réservé à ce dernier le rôle le moins enviable de l’île, et ce n’était pas par hasard ; son équipage avait jadis, et de façon tout à fait fortuite, rencontré le frère du garde-chiourme lors d’une petite partie de pèche au gros… Et le malheureux avait péri au cours de l’attaque du Man-O-War de la Navy qu’il commandait – fort maladroitement d’ailleurs, à preuve !
Il s’agissait là d’un incident bien anodin dans la carrière de Short Kikh Silver, mais le CHO semblait en garder un léger ressentiment à l’endroit du Capitaine. Les gens ont parfois la rancune tenace.
Ce vindicatif individu avait-il remarqué que la nouvelle venue ne laissait pas indifférent le vieux loup de mer ? Allez savoir. Toujours est-il que Marina avait rapidement reçu à son tour un job reluisant peu envieux, en devant assurer le nettoyage quotidien des open-space.
Marina. Fine et élancée, le teint bistre. Ses yeux d’écureuil, sombres et mutins, et son sourire triste, avaient frappé le taciturne et habituellement inapprochable Capitaine.
Elle était la seule à avoir fait preuve de compassion lorsque sa jambe de bois, usée et vermoulue, s’était brisée en deux tandis que Short Kikh transportait un quartaut d’huile de palme sur le pont de la goélette néerlandaise qui assurait une fois par mois les échanges avec les Bahamas voisines.
Aucun des marins hollandais ne volant à son secours, c’est Marina qui se précipita. Elle l’aida à se relever et à rejoindre la terre ferme. Une idylle était née.
Dispensé de toute tâche manuelle en attendant qu’une nouvelle prothèse lui fut livrée, il put bénéficier de ce répit pour s’adonner enfin à sa passion pour les couchers de soleil et les nuits caribéennes.
« Puisque vous voici forcé au homeworking » lui avait annoncé le CEO en personne, « et vu vos connaissances étendues de la navigation, je pensais vous confier ce télescope afin que vous puissiez observer le ciel et tenir à jour nos cartes maritimes. Accepteriez-vous ce petit « télétravail », Cher Capitaine ? »
SKS avait immédiatement opiné, songeant que l’affaire présenterait un autre avantage, en lui donnant accès à du papier, des plumes et de l’encre… Bref, tout le nécessaire pour transmettre discrètement des messages flurtifs à l’intention de Marina-au-teint-bistre. Ce qu’il fit avec zèle durant les semaines suivantes…
Chapitre 5 : Travailler pour vivre, vivre pour travailler
Tandis que le Capitaine se consumait d’amour, la pauvre Marina voyait ses forces se consumer tout court. L’épuisement professionnel la guettait, à présent qu’elle était chargée de suppléer le Commodity Manager tout en continuant à assumer ses propres taches (rajoutez le circonflexe si vous voulez, mais si vous regardez bien ce n’est pas nécessaire dans ce cas-ci).
Elle s’en ouvrit au CHO, qui hélas ferma la porte à toute proposition de recrutement – fut-ce ad interim. Le responsable des ressources inhumaines faisait la sourde oreille ; il continuait à ajouter des « to do’s » et autres « meetings » dans l’agenda surchargé de la pauvre Marina.
Des horaires impossibles, des cadences infernales, un management insensible… Le cocktail n’eut point été renié par M. Molotov en personne.
Short Kikh Silver réalisa vite que, par cet incident salvateur pour lui, il avait involontairement placé Marina dans une situation dangereuse. Car si son expérience de la navigation lui avait permis de monter en grade après son accident, le sort qui était réservé aux bagnards à la santé défaillante n’était habituellement pas aussi favorable.
Sur l’île, un accident était vite arrivé à qui n’était pas suffisamment « Open Island material » aux yeux du Chief Execution Officer… Il devait agir, et vite !
Chapitre 6 : promotion canopée
Sans plus tarder, le rusé Kikh Silver mit en branle un ingénieux plan d’évasion (à défaut d’autre chose, sans doute). Profitant de ses nouvelles fonctions de Sails Manager, et de l’intérêt soudain du CEO pour ses compétences maritimes, il ne tarda pas à souffler à ce dernier un habile conseil.
« Excellence », lui lança-t-il nonchalamment un soir. « J’ai pu remarquer, à mon corps défendant, le poids très important des quartauts que nous utilisons pour le transport de notre huile de palme. Monsieur Ariel, notre Chief Operation Officer, s’est sûrement rendu compte que leur poids limitait drastiquement le nombre de contenants – et donc les quantités d’huile – que nous pouvons vendre à chaque trajet de ces maudits Hollandais voleurs ?! »
« Or, au cours de mes petites sorties en mer, j’ai rencontré jadis un navire battant pavillon lusitanien – paix à son âme ! La marine portugaise utilise pour transporter ses excellents vins de madère des bottas, à la fois plus légers et plus volumineux que ces tonneaux utilisés actuellement par notre COO. S’il accepte d’en fabriquer désormais, nous pourrions vendre chaque mois deux bottas, contre un seul baril d’Ariel actuellement. »
Chapitre 7 : « Mission : démission »
Short Kikh Silver n’ignorait pas que son idée, pour excellente qu’elle était, signifierait fatalement un redoublement des cadences pour ses compagnons d’infortune, puisqu’il leur faudrait produire le surcroît d’huile… Mais les scrupules n’étaient pas dans son tempérament. Et la santé de Marina était en jeu.
La production des bottas démarra dès le lendemain, sans que quiconque n’ait songé que, contrairement aux quartauts, ils seraient suffisamment volumineux pour y cacher un homme, sa barbe, sa jambe de bois flambant neuve, et assez de noix de coco pour survivre à une traversée.
« Face aux cadences infernales, vous avez le choix : rester à la barre, ou vous barrer sans demander votre reste ! » songea le Capitaine, qui depuis sa cachette sentait enfin, et avec une infinie délectation, le roulis de la mer qui lui avait tant manqué.
Depuis la botta voisine, une petite voix s’éleva. « Todo bueno, Capitàn ? » -« Si, mi Amor », répondit le Capitaine, qui avait un don indubitable pour les langues.
Plus personne ne revit jamais le Capitaine Short Kikh Silver, ni Marina-au-teint-bistre. Ce qu’il advint d’eux, nul ne le sait. Mais l’histoire de leur escapade est encore racontée par les pirates de la région, le soir autour du feu, ou sur le pont de leurs schooners, dans la moite torpeur des nuits caribéennes.
A la semaine prochaine, pour un nouveau moment d’évasion littéral et littéraire,
Kikh